L’ORÉAL: «SI ON ENLÈVE LA CULTURE D’ENTREPRISE, IL NE RESTE PLUS RIEN»

Lubomira Rochet, chief digital officer de l’Oréal, vient d’être nommée Global marketer of the year par la World Federation of Advertisers. Pour Stratégies, elle revient sur les six années de transformation profonde au sein de L’Oréal.

 

Vous venez d’être nommée Global marketer of the year par la WFA [World Federation of Advertisers], c’est une reconnaissance pour vous qui êtes la première digital manager de l’Oréal ?   

Oui, la reconnaissance de tout ce qui a été fait chez l’Oréal et du travail de toutes les équipes. Le changement c’est surtout que j’étais membre du Comex. Et ça, c’était une première dans tout le Fortune 500. C’était un geste audacieux de Jean-Paul Agon, le PDG, et qui a su embarquer toute l’entreprise. Ce qui est important, c’est l’intention. Cette décision, ce n’était pas pour «faire du digital», mais pour transformer l’entreprise.  
 
Et aujourd’hui, où en est le digital dans le groupe ?
Dans le monde, c’est 50% de nos investissements médias. Et 20% de notre chiffre d’affaires sera bientôt réalisé sur l’e-commerce (3% en 2014), avec de fortes disparités selon les pays, et les zones géographiques. Mais dans les équipes, aujourd’hui, il n’y a plus une seule présentation qui ne commence par le digital. C’est une révolution pour L’Oréal, où la culture de la publicité en format télé était très présente.   
 
Une fois que vous avez pris votre poste, en 2014, quel était le plan de bataille ?   
Il a d’abord fallu aller très vite pour convaincre que le vision de Jean-Paul Agon était la bonne. Prouver l’impact positif du e-commerce par exemple. Pas seulement en termes de ventes ou de profitabilité, mais montrer que cela pouvait être un canal de recrutement de nouveaux clients… Je pense notamment aux pays émergents, où le groupe et ses marques ont pu toucher des consommateurs qu’ils n’avaient jamais vus. Il a fallu prouver aux directeurs de pays et aux différents directeurs financiers que le digital était un investissement pertinent.   
 
Et s’entourer des bons profils ?
Oui nous avons dû d’abord recruter de nouvelles compétences, et notamment internaliser des fonctions qui ont évolué. L’achat média, par exemple, qui est devenu du trading, avec le digital. Nous n’avons pas internalisé à 100%, mais surtout des experts clés. C’est une nécessité de suivre et d’anticiper les grands changements des plateformes comme Amazon, Youtube, Wechat, Tmall, les réseaux sociaux… Par exemple, Instagram, qui est un canal très important pour nous, s’est longtemps basé sur le nombre de like pour optimiser la visibilité des posts. On créait donc du contenu pour susciter l’intérêt dans le feed, «arrêter le pouce et mener jusqu’au like». Et en 2018, Mark Zuckerberg a voulu faire de son groupe une plateforme conversationnelle, et ce sont donc les commentaires qui ont pris de l’importance dans l’algorithme. Il nous a fallu tout revoir: le contenu, l’approche marketing, et surtout répondre aux commentaires. Chez L’Oréal, nous avons un objectif de 100% de réponses aux clients.   
 
Des réponses automatisées ?
Cela représente 10 millions de conversations sur toutes les plateformes. Alors, une partie peut être automatisée – on peut répondre à un smiley par un smiley – mais beaucoup de discussions nécessitent des interactions humaines, donc nous avons fortement renforcé les équipes de community managers: ce sont eux qui sont au front face aux clients… Ils sont essentiels, de nos jours.   
 
Comment s’est organisée votre stratégie ?
L’important c’est de savoir que la transformation digitale n’est pas tirée par la technologie mais par le comportement des consommateurs. Ce changement représente des défis sur certains avantages compétitifs que vous aviez, et en même temps vous en crée d’autres. La vision de départ c’est d’accepter que le consommateur va acheter des produits de beauté en ligne. Donc il faut collaborer très vite avec tous vos partenaires dans ce sens. Ensuite, tout se construit sur la donnée. L’Oréal n’avait pas de données… Aujourd’hui nous avons 1,3 milliard de données consommateurs qui nous servent, d’une part, à découvrir des insights et créer une nouvelle offre produit, d’autre part, à personnaliser tout ce qui est personnalisable: les médias, l’accueil sur nos sites, les recommandations, jusqu’aux formules… L’accès à ces données a été un changement de fond, pour ensuite modifier l’approche marketing.   
 
Qu’avez-vous changé ?
Toute l’approche publicitaire. Le modèle du film de 30 secondes c’est fini, et c’était encore très présent chez l’Oréal. Il a fallu tout revoir. Le marketing, ce n’est plus des campagnes mais du contenu en permanence. Nous avons dû devenir un éditeur, pour délivrer du contenu pertinent, personnalisé, mais à très grande échelle. Ensuite, nous avons vu l’arrivée des influenceurs, et de leur potentiel. Il a fallu reconnaître ces ambassadeurs et les intégrer à notre storytelling. Maintenant, ce sont les consommateurs qui deviennent influenceurs et créent de la conversation. La marque doit avoir une raison d’être claire et être intègre sur la qualité de ses produits. Prenez La Roche Posay par exemple, recommandée pour les peaux sensibles. Pour n’importe quel papa ou maman confronté au problème, c’est un sujet hyper important. S’il a identifié et recommande votre produit, il en parlera mieux que n’importe quel marketeur. 
 
Vous avez transformé toute la culture d’entreprise ?
Pas vraiment. On parle souvent d’acculturation au digital. Selon moi, c’est l’inverse qu’il faut faire. Raisonner avec l’inverse du digital, et tenter de le rendre compatible. Si vous enlevez la culture d’une entreprise, il ne reste plus rien. Le gros travail a été de comprendre dans l’héritage «loréalien» ce qui se prêtait à cette culture digitale et le renforcer. Et travailler ensuite sur le reste. Il y avait des traits culturels essentiels compatibles. Nous avons des phrases fortes ancrées depuis longtemps, comme «Saisir ce qui commence», cela signifie que L’Oréal est une culture qui ne résiste pas au changement. Idem avec «Faire et défaire pour mieux faire» qui vient de la culture produit depuis les origines de l’entreprise. Pris dans le prisme de la data, c’est la culture du test & learn. Il ne faut surtout pas opposer les «marketeurs» et les «digitaux». Le grand pilier de la transformation a été l’upskilling. 36000 personnes ont été formées aux outils et méthodes du digital.


Que pensez-vous de la crise sanitaire actuelle? Va-t-elle modifier notre rapport à la technologie ?  
Elle va du moins l’interroger. Chez L’Oréal, cela fait un an que nous travaillons sur la digital detox. Nous avons vu des signes de défiance, de méfiance, de fatigue par rapport à la technologie. Cela nous a amené à interroger le rapport au digital, et notamment la réflexion sur l’humain. Face à la croissance de la partie conversationnelle, notre marketing est devenu moins visuel. Plutôt que des chatbots, nous avons étoffé nos call centers, les consommateurs préfèrent souvent parler à des humains. Le deuxième axe de travail, c’était le minimalisme. Les gens sont submergés de contenus donc nous avons mis en place des capping de fréquence pour toutes les marques. Si vous voyez un message cinq fois sans interaction, on ne le montre plus. De même, le RGPD a été heureux car il a permis de nettoyer les bases de données. Je pense que ce qu’on vit aujourd’hui va changer notre rapport au contenu. Les gens vont être très en demande de lien, d’apprendre des choses. Nous observons une explosion des formations en ligne, une demande sur l’origine des ingrédients, leur rôle, leur importance. A nous et nos marques de leur répondre avec des tutoriels… Les marques qui s’en sortiront seront celles qui auront compris que la technologie, l’humain et la communauté doivent fonctionner ensemble.  

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