Le télétravail, “c’est une obligation”. Ces mots, la ministre du Travail, Elisabeth Borne, ne cesse de les prononcer depuis plusieurs mois. Le but : inciter tous les employeurs qui le peuvent à autoriser le télétravail pour leurs salariés. Pour rappel, les règles sont les suivantes : au moins quatre jours sur cinq de télétravail pour les postes qui le permettent et du télétravail quelques jours par semaine pour ceux qui peuvent réaliser une partie de leurs tâches à distance. Et lorsque l’activité ne peut pas être réalisée en télétravail, “l’employeur organise systématiquement un lissage des horaires de départ et d’arrivée du salarié afin de limiter l’affluence aux heures de pointe” dans les locaux, selon le protocole sanitaire en entreprise.

Les consignes sur le télétravail sont donc claires. Et pourtant, tous les employeurs ne les respectent pas. Il faut dire qu’il n’existe aucun texte de loi qui contraint explicitement les entreprises, dans le cadre de la crise sanitaire, à mettre en place le télétravail pour les postes qui le permettent. Car le protocole sanitaire mis en place par le ministère du Travail n’a pas valeur de loi pour les entreprises privées. L’employeur a donc le dernier mot quant à la mise en place du télétravail dans son entreprise. Lorsqu’il parle “d’obligation” à recourir au travail à distance, le gouvernement se base en fait sur son interprétation du code du travail. Ce dernier “oblige l’employeur à protéger la santé de ses salariés. La traduction concrète, ce sont les règles qui sont dans le protocole sanitaire en entreprise, qui demande à l’employeur et au salarié de faire dès que c’est possible du télétravail”, a expliqué Elisabeth Borne, le 30 mars dernier au micro d’Europe 1.

 

Cette interprétation de l’exécutif ne semble toutefois pas être partagée par l’ensemble des entreprises. Certes, la part de Français en télétravail a augmenté ces derniers mois : début avril, 37% des salariés qui peuvent télétravailler facilement l’ont fait cinq jours sur cinq, contre 30% à la mi-janvier, selon un sondage Harris Interactive réalisé pour le ministère du Travail. Mais le résultat pourrait être nettement meilleur : début novembre, 45% des salariés pouvant télétravailler facilement le faisaient à 100%, soit huit points de plus que début avril ! Et les nombreux retours reçus suite à notre appel à témoignages lancé le 31 mars le confirment : certains employeurs continuent de faire de la résistance.

Avec un point commun entre tous nos témoins : pendant le premier confinement, ils avaient tous pu télétravailler à 100%. Et selon leurs dires, l’expérience s’était globalement bien passée. Mais ils ne peuvent désormais travailler à distance que quelques jours par semaine… voire plus du tout. C’est le cas de Cyrielle*, employée au sein du service marketing d’un fabricant d’e-liquides pour cigarettes électroniques. En télétravail cinq jours sur cinq pendant le premier confinement, elle doit venir au bureau tous les jours depuis la fin du deuxième confinement. Et ce, “alors que nous travaillons dans un open space avec sept personnes et que des réunions d’équipe sont toujours prévues”, signale cette salariée remontée contre la politique de son employeur. “Ma société estime que les règles sanitaires sont respectées et qu’elle n’a donc pas besoin d’imposer le télétravail, mais je pense que les entreprises qui ne l’imposent pas à toutes les fonctions qui le peuvent participent à la propagation du virus.”

Même discours du côté de Nadia*, salariée d’une entreprise de l’ouest lyonnais spécialisée dans le matériel médical. En télétravail intégral pendant le premier confinement, elle n’y a désormais plus droit. Pire encore, il a fallu batailler pour que cette salariée puisse obtenir une semaine de télétravail pour garder sa fille la semaine du 5 avril, en raison de la fermeture des écoles. “Ma supérieure hiérarchique ne voulait pas que je reste toute la semaine en télétravail et préférait deux jours à la maison et trois jours au bureau. Mon mari étant exploitant agricole, il ne pouvait pas s’arrêter”, relate-t-elle. Étant éligible au chômage partiel pour garde d’enfants, Nadia* a fini par demander à sa supérieure hiérarchique de recourir à ce dispositif. En vain. Sa requête a été refusée, malgré l’appel du gouvernement pour inciter les employeurs à placer leurs salariés en chômage partiel pour garde d’enfants. Finalement, après plusieurs échanges téléphoniques houleux, sa supérieure hiérarchique a fini par accepter qu’elle télétravaille la semaine du 5 avril. Ce qui est loin d’être l’idéal avec un enfant en bas âge à garder. Surtout, elle n’a pas été autorisée à télétravailler les deux semaines suivantes “car ce sont les vacances scolaires et ma supérieure estime que je n’ai pas à être à la maison pour faire l’école à ma fille.”

 

Face à tant de réticence de la part de leur employeur, les salariés n’osent pas toujours insister pour demander à pouvoir télétravailler. Souvent par peur de perdre leur job. Édouard*, qui occupe un poste administratif au sein d’un groupe de presse hebdomadaire français, ne peut plus télétravailler depuis la fin du deuxième confinement, comme tous ses collègues. “Aujourd’hui et malgré les recommandations répétées du gouvernement, l’ensemble des employés, tous secteurs confondus (rédaction, pôle numérique, administration), travaillent au bureau. Pourtant, une majorité de ces postes ont déjà pratiqué le télétravail l’an dernier”, témoigne-t-il. Certains salariés ont donc fait une demande de télétravail, en vain. Et personne n’ose revenir à la charge. “Plusieurs licenciements économiques ont eu lieu dans le courant de l’année 2020, ce qui freine fortement les prises d’initiative. Demander l’application du télétravail, c’est prendre le risque potentiel d’être mis sur ‘liste noire’, de dire au revoir à notre évolution professionnelle”, déplore-t-il.

 

Et dans les grands groupes ?

Du côté des grands groupes aussi, les salariés n’hésitent pas à dénoncer les pratiques de leurs managers. Chez Thales, grand groupe d’électronique spécialisé dans l’aérospatiale, certains salariés sont contraints de venir sur site alors qu’ils étaient en télétravail à 100% pendant le premier confinement. “Notre entreprise nous a transmis un justificatif dérogatoire vierge sans aucune consigne précise. Chaque chef de département décide ensuite du taux de présence souhaité. Dans mon service, la consigne a été deux jours de télétravail maximum par semaine jusqu’à il y a encore quelques semaines, puis trois”, raconte Amin*, qui occupe pourtant une fonction support (finance) pouvant être exercée en télétravail intégral. Fin mars, nouvelle évolution : “Notre directeur de service a envoyé un mail en indiquant qu’il convenait de se rendre au bureau au minimum une fois par semaine.” Mais “de multiples réunions exigeant du présentiel sont planifiées tout au long de la semaine pour éviter un télétravail trop important”, pointe-t-il.

Le 1er avril, au lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron, le groupe a envoyé une note pour afficher sa volonté de renforcer le télétravail. “Mais en réalité, l’entreprise ne met pas totalement en œuvre cette volonté. La consigne au niveau du groupe n’est pas assez claire et laisse la place à beaucoup d’interprétations”, confirme Grégory Lewandowski, représentant de la coordination CGT Thales. Dans cette note, que nous avons pu consulter, la direction indique ainsi que “le travail des équipes sera organisé par le management” en fonction de trois “catégories” de salariés : ceux qui ne peuvent pas du tout télétravailler, ceux qui peuvent le faire partiellement et ceux qui peuvent le faire intégralement. Pour la deuxième catégorie de salariés, c’est aux managers de définir “en concertation avec leurs équipes, la répartition optimale entre présence sur site et télétravail”. Pour la dernière catégorie, c’est encore aux managers de décider de porter le télétravail “à quatre ou cinq jours par semaine, si cela est compatible avec les missions et responsabilités” du salarié. En clair : tout repose sur le bon vouloir des managers. “Dans certains services, des discussions sont bien mises en place pour voir avec les salariés quelle dose de télétravail ils veulent. Mais dans d’autres, les décisions sont prises par les managers sans concertation avec les salariés”, indique Grégory Lewandowski. La situation est donc différente d’un service à l’autre et le syndicat a déjà reçu de nombreuses remontées de salariés souhaitant télétravailler davantage. Contacté, Thales n’a pas répondu à nos sollicitations.

Chez Orange, qui a également été cité dans les témoignages reçus, on nous affirme que le télétravail était déjà en place (et dans les règles) avant l’allocution d’Emmanuel Macron. À la suite de son discours, “un mail a été renvoyé à tous les salariés pour les informer que le télétravail reste la norme, avec du télétravail à 100% lorsque le poste le permet”, nous indique un porte-parole du groupe. Toutefois, certaines situations spécifiques semblent poser problème. Ainsi, François*, un ancien commercial parti en congé pour création d’entreprise, est censé réintégrer l’entreprise depuis bientôt un an. Estimant que son poste le permet et étant à l’étranger actuellement, ce salarié souhaite réintégrer l’entrepriseen 100% télétravail. D’autant que dans le cadre de son ancien poste, il ne dirigeait pas d’équipe et disposait de “très faibles responsabilités”, ajoute-t-il. Orange estime toutefois que sa réintégration en 100% télétravail n’est “absolument pas envisageable”, selon un mail que nous avons pu consulter, et l’a mis en demeure de se présenter sur site à une date précise durant ce troisième confinement, pour réintégrer l’entreprise. “Si je ne me présente pas, ce sera comme au deuxième confinement avec la menace d’une procédure disciplinaire que brandissaient les RH”, signale le salarié. Une situation particulière pour laquelle Orange n’a pas pu nous fournir plus d’explications**.

 

Le cas (très) particulier des banques

En février dernier, Elisabeth Borne elle-même avait directement pointé du doigt certains groupes bancaires qui ne respectaient pas les consignes en matière de télétravail. Parmi eux était cité le Crédit agricole. Un nom qui ressort également dans les témoignages que nous avons reçus. “Depuis la fin du premier confinement, nous ne sommes plus autorisés à faire du télétravail alors que cela fonctionnait et que nous pouvons tout à fait envisager de télétravailler a minima la moitié de la semaine”, affirme Julia*, conseillère de clientèle professionnels au Crédit agricole Toulouse. “Les équipes du siège ont, elles, été mises en télétravail. Nous, nous sommes incités à prendre des rendez-vous avec des clients afin de pouvoir atteindre nos objectifs commerciaux”, ajoute-t-elle. Contacté, le Crédit agricole Toulouse n’a pas répondu à notre demande.

Le discours est quasiment identique du côté du Crédit agricole d’Ile-de-France. À l’origine, l’entreprise n’avait pas mis en place de télétravail pour les conseillers en agence. “Néanmoins, depuis trois semaines, et surtout suite à des mises en demeure, le télétravail a pu être instauré à raison d’un jour toutes les deux semaines dans les agences avec plus de cinq conseillers”, explique Valentin*, conseiller clientèle particuliers. Du “foutage de gueule”, selon ce salarié, qui estime pouvoir télétravailler davantage. “Les rendez-vous pouvant être effectués par téléphone et par visio, le télétravail y est plus que possible”, souligne-t-il. Mais selon lui, si on leur demande de venir en agence aussi souvent, c’est pour mieux les “surveiller” et les inciter à “continuer d’assurer une activité forte en agence pour honorer le maximum de rendez-vous physiques, afin d’effectuer un maximum de ventes”.

“Nous ne sommes pas pour ou contre le télétravail. La question, c’est de savoir si c’est possible de le mettre en place ou non pour toutes les activités. Par exemple, depuis le départ, on a essayé de faire en sorte que toutes les fonctions supports soient au maximum en télétravail. Aujourd’hui, on atteint un taux de télétravail de près de 80% pour ces effectifs”, répond Nicolas Bontemps, directeur des ressources humaines au Crédit agricole d’Ile-de-France. Ce qui pose problème avec les agences bancaires, c’est qu’elles sont considérées comme des “opérateurs d’importance vitale”. “Nous avons donc la responsabilité d’être en capacité d’accueillir du public. En agence, nous devons continuer à répondre présents à nos clients : rappelons tout de même que 40% des Français n’utilisent pas les outils digitaux développés par les banques, soit par manque d’outil digital, soit par méfiance, soit par méconnaissance”, insiste Nicolas Bontemps.

Par ailleurs, “toutes nos agences restent ouvertes mais uniquement sur rendez-vous. Il est tout de même possible de recevoir certains clients en fonction de l’urgence de la situation tout en respectant une jauge pour limiter les files d’attente”, ajoute le DRH du Crédit agricole Ile-de-France. Difficile alors d’anticiper pleinement le besoin de contact physique des clients, et donc de fixer la bonne proportion de télétravail pour les conseillers en agence. De quoi crisper ces derniers, qui n’hésitent pas à pointer certaines incohérences. “Il m’est arrivé de suivre des formations par vidéo plusieurs journées, de 9h à 17h. Mais en agence, ma présence y étant requise. Allez comprendre leur raisonnement”, peste Valentin*.

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Les contrôles de l’inspection du travail renforcés

Si vous êtes dans la même situation que nos salariés cités ci-dessus, il n’existe malheureusement pas vraiment de solution miracle. Vous pouvez tout de même tenter votre chance en commençant par mobiliser cet outil qu’est le protocole sanitaire auprès de vos managers ou de votre direction, tout en leur rappelant qu’ils ont l’obligation d’assurer votre sécurité. Si rien ne bouge, vous pouvez alerter les représentants du personnel de votre entreprise. Soit pour qu’ils fassent pression sur votre employeur, soit pour qu’ils aillent directement signaler la situation à l’inspection du travail. S’il n’y a pas de représentants du personnel dans votre entreprise ou s’ils ne sont pas assez réactifs, vous avez toujours la possibilité de contacter vous-même (et anonymement) l’inspection du travail.

D’ailleurs, le 26 mars dernier, le ministère du Travail a envoyé une nouvelle instruction aux services de l’inspection du travail pour les inciter à “renforcer les contrôles sur l’effectivité du télétravail et le respect des recommandations sanitaires sur les lieux de travail”. Depuis début 2021, l’inspection du travail a mené près de 24.000 contrôles en lien avec l’application des mesures sanitaires pour lutter contre l’épidémie et elle a adressé 34 mises en demeure, pour demander aux employeurs de régulariser la situation avec un délai d’exécution précis. “90% des mises en demeure ont été suivies d’effet de la part des employeurs”, selon le ministère.

En effet, en fonction de la gravité des faits observés, l’inspection du travail peut soit procéder à une lettre d’observation, soit adresser un rapport à la Direccte*** afin qu’elle procède à une mise en demeure de l’employeur, soit saisir le juge judiciaire en référé pour faire cesser le risque, soit dresser un procès-verbal d’infraction qui sera adressé au procureur de la République. Le problème, c’est que l’inspection du travail elle-même n’a pas toujours les moyens humains et juridiques pour faire appliquer les règles. La preuve récemment avec la Macif. L’inspection du travail ne s’est pas contentée d’une mise en demeure et en mars dernier, elle a assigné la mutuelle d’assurance en justice pour l’obliger à recourir davantage au télétravail en agence. Mais dans une décision qui vient d’être rendue, le tribunal judiciaire de Chalon-sur-Saône a donné raison à la Macif quant à sa politique en matière de télétravail. Encore une fois, le dernier mot revient donc aux employeurs…

* Les prénoms ont été modifiés.

** Pour garantir l’anonymat du témoin, nous n’avons pu transmettre que quelques éléments sur la situation de ce salarié d’Orange. Au vu du peu d’informations que nous avons pu donner, le groupe n’a pas été en mesure de nous apporter une explication plus détaillée sur la situation.

*** Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.